Le Marchand de cauchemars

Thèmes : Fantastique/Fantasy, Noir, Sacrifice

2014 – Concours de nouvelles ayant pour thème « Contradiction(s) »

Le château est bien moins impressionnant vu de près.Cela fait six mois qu’il arpente les zones les plus dangereuses du monde connu. Six mois qu’il entend les pires ignominies sur le seigneur de ce château. Six mois qu’il a quitté son foyer. Et aujourd’hui enfin, son voyage prend fin.

Aujourd’hui, il va tuer le marchand de cauchemars.

Olivier s’est arrêté devant la grande porte en bois vermoulu et descend de son cheval. Pas de gardes, pas de chaînes, pas de pont-levis. Ce monstre est-il tellement sûr de sa puissance qu’il ne s’entoure d’aucune précaution ? Quelle arrogance ! Le jeune homme baisse sa capuche et laisse les gouttes de pluie rafraîchir son visage. La colère enfle en lui, prête à exploser. Il l’a dominée pendant tout son périple, mais il l’accueille désormais avec joie. Sa cause est la plus noble qui soit, et son cœur sans faille.

Il pleut comme il pleuvait cette terrible nuit, celle où sa quête impossible a commencé. Il serre les dents de rage quand le souvenir le submerge de nouveau.

 

Leurs parents étaient couchés depuis bien longtemps et il veillait dans sa chambre, à la lumière d’une chandelle, pour coucher sur le papier les vers qui avaient trotté toute la journée dans sa tête. Sa mère, une scientifique à l’esprit cartésien le plus pur, se moquait avec bienveillance des nuages dans lesquels son fils aimait se perdre. C’est ainsi qu’il passait ces nuits à l’époque. Mais il était loin de se douter que cette nuit serait la dernière de ce genre.

Vers minuit, il entendit un bruit claquer dans la chambre à côté. La chambre de son frère. Sans doute le vent qui avait dû ouvrir la fenêtre. Fâché d’avoir été interrompu, il se leva en grommelant et traîna des pieds dans le couloir. Il ouvrit la porte. Lâcha sa bougie dans un juron. Le lit vide, les couvertures rabattues, les battants qui claquaient, un volet à moitié arraché. Et pas de petit frère. Son cœur manqua un battement. Pas son petit frère, bordel !

En une seconde, il se précipita vers la fenêtre. La pluie lui cingla le visage, mais il fouilla désespérément le sol des yeux. Les éclairs illuminaient les jardins. Là, une forme brune. Non, ce n’était que l’autre volet brisé en mille morceaux trois étages plus bas. Il plissa les yeux pour chercher encore et encore le corps de son frère. Brusquement, un sanglot lui fit tourner la tête. Le petit garçon se tenait à deux mains aux pierres du mur, tremblant, juste à côté de lui.

Il l’attrapa vite et le serra jusqu’à l’étouffer. Son cœur s’était remis à battre, dans le désordre. Il n’avait jamais connu une peur pareille et alternait embrassade et remontrance, l’entraîna au centre de la pièce. Comment un tel accident avait pu avoir lieu ? Son père n’hésiterait pas à châtier l’architecte de cette maison d’à peine cinq ans ! Sans quitter son frère, il ralluma le chandelier et l’observa attentivement. L’enfant restait silencieux, et grelottait de tout son être. Olivier arracha la couverture du lit pour le frictionner.

— Pourquoi ? murmura son frère.

Il devait être en état de choc. Peut-être était-il somnambule, ou avait-il voulu observer l’orage de plus près. Olivier fronça les sourcils. Mais comment la fenêtre s’était-elle ouverte ?

— Pourquoi m’as-tu arrêté ? répéta son frère d’une voix plus forte.

Olivier se figea. Il ne pouvait pas, ne voulait pas comprendre.

— Je voulais me tuer. Pourquoi m’en as-tu empêché ?

Le jeune homme avala sa salive avec douleur. Un enfant innocent de sept ans ne pouvait avoir le désir de mourir. C’était impossible, inconcevable… insupportable.

— C’est le marchand de cauchemars, cria son frère. J’en peux plus ! Toutes les nuits, il me vend ses cauchemars. Je ne les supporte plus, grand frère, je ne le supporte plus !

L’enfant s’était effondré en larmes dans ses bras, épuisé par le chagrin et la peur.

 

Olivier les avait quittés dès le lendemain. De champion de son frère, il est devenu le champion de toutes ces âmes blessées qu’il a croisées sur son chemin. En six mois, il a entendu plus d’histoires terribles qu’en toute une vie et a contemplé avec horreur l’étendue du pouvoir néfaste du marchand de cauchemars. Celui-ci hante les nuits et les transforme en visions capables d’effrayer les plus endurcis, de détruire les plus innocents. En outre, il exige un paiement, mais nul ne se souvient de la transaction.

Olivier lève la tête. La pluie coule comme des larmes sur ses joues rugueuses. C’est le point de non-retour. Le donjon paraît si ridicule, cerné par les hautes cimes. Le château en pierres grises est noyé au centre d’une large forêt étrangement silencieuse, à plusieurs miles de toute habitation. Soudainement, la cicatrice sur son poignet le lance et Olivier la caresse distraitement. Les blessures qui parsèment son corps ne sont plus que souvenirs oubliés de son périple, bons et mauvais. Mais cette cicatrice est la plus chère à son cœur. Lorsqu’un loup avait déchiqueté son bras, il avait croisé la route de la douce Aurélie. Sans rien connaître de lui, elle l’avait accepté dans sa demeure et l’avait sauvé après plusieurs nuits fiévreuses. Mais malgré le lien qu’ils avaient créé, il avait refusé de se détourner de son obsession.

— À quoi ressemble-t-il ?

— La vieille du lac parle d’un homme difforme, mais un masque d’argent recouvre sa tête.

— Ce n’est qu’un lâche, un couard ! Même pas le courage d’apparaître visage découvert… Même pas le courage de m’affronter ! Pourquoi ne vient-il pas me voir, moi ?

— Le marchand de cauchemars ne corrompt pas le sommeil de tout le monde. Il choisit ses proies, mais sa chasse est irrationnelle. Ses victimes n’ont pas le même âge, pas la même profession, pas le même statut. Rien en commun.

— Tu as tort, elles en ont au moins un : la peur. Tous ceux que j’ai rencontrés ont peur du marchand. Et pourtant tous acceptent son existence. C’est n’importe quoi ! Même les plus valeureux de vos guerriers n’osent pas me regarder dans les yeux quand j’en parle !

— Tu ne peux pas leur en vouloir, Olivier. Il est plus puissant qu’aucun d’entre nous.

— C’est la légende que vous avez créée qui est puissante. Mais lui n’est qu’un simple mortel derrière le masque. Un mortel que je peux anéantir. Je mènerai ma quête jusqu’au bout, même si je suis le seul à me révolter !

Aurélie l’avait regardée avec une expression qu’il avait eu du mal à déchiffrer.

— Oublie ta quête insensée. Le marchand existe depuis la fin des temps et rien ni personne ne peut s’y opposer. Il faut l’accepter.

— L’accepter ? Accepter qu’un enfant de sept ans veuille mettre fin à sa vie pour fuir ce monstre ? Accepter que nuit après nuit, une crapule te détruise l’âme ?

C’était plus qu’il ne pouvait en supporter. Aurélie avait détourné les yeux.

— Non, avait-il repris avec ardeur. Rien ne peut excuser son comportement.

— Ne pars pas, avait-elle murmuré. Reste auprès de moi, Olivier. Je t’en supplie.

Mais il était parti, la mort dans le cœur.

 

Olivier avance à grandes enjambées dans le château désert. Les torches brûlent à grandes flammes dans les couloirs, lui traçant une voie de feu, comme si le marchand l’attendait. Il sort son épée de son fourreau. Si proche. Il ne sent plus la douleur, rayonne de volonté. Il est parti adolescent, il arrive homme empli de certitudes et de maturité. Son innocence s’est perdue en route, il a tout laissé derrière lui. La chaleur d’une mère, le réconfort des mots, les caresses d’une amante. Le petit poète est mort, mais l’homme qui l’a remplacé est plus fort.

Maintenant. Le couloir débouche sur une salle lumineuse, plus spacieuse encore que la salle de bal de son village. L’air est glacial. Sans s’arrêter, Olivier remonte cette pièce jusqu’au mur opposé où le trône noir semble absorber toute la chaleur. Le marchand de cauchemars est assis, immobile, impérial. Il ne dit pas un mot.

Olivier s’arrête en face de lui, sur ses gardes. Son visage se reflète sur le masque d’argent. Le jeune homme déglutit. On dirait qu’il s’apprête à se combattre lui-même.

Une sueur glacée coule entre ses deux omoplates. Le seul bruit dans la salle est le sifflement de sa propre respiration. Comme s’il était le seul être vivant dans cette pièce. Il serre les doigts autour de la poignée de son épée. Il s’attendait à un adversaire méprisant, belliqueux, mais le marchand n’a à première vue aucune intention hostile.

— Bienvenue.

Olivier sursaute. La voix métallique est légèrement étouffée. Le marchand se lève doucement, descend les quelques marches du trône pour le rejoindre. Par réflexe, Olivier se met en garde haute, mais l’autre n’a même pas tressailli quand la lame l’a frôlé. Pourquoi ne se défend-il pas ? Il suffirait d’un petit geste pour que l’arme transperce le cœur du monstre.  

— Tu as bien grandi depuis la dernière fois.

Olivier retient un nouveau sursaut, mais son esprit tourne à toute allure. C’est une ruse. Le marchand veut l’amadouer par ses paroles, parce qu’il est conscient de ne pouvoir l’emporter dans un combat au corps à corps. La confiance coule de nouveau dans les veines du jeune homme, réchauffe ses muscles. Il raffermit sa prise et garde le silence.

— Oh, tu ne te souviens sans doute pas de moi, continue le marchand. Mais moi je me souviens de toi. De vous tous. Tu avais dix ans, et tu avais manqué te noyer dans le lac. J’ai visité ton sommeil la nuit suivante.

Olivier secoue la tête. Concentre-toi. Il doit le tuer avant que ce serpent ne le fasse douter. Pourtant, un nœud se forme dans sa gorge. Il se rappelle maintenant. De ce cauchemar, de cette nuit affreuse, de ses hurlements. Alors même que l’accident est perdu dans les limbes de son cerveau. Comment avait-il pu oublier cela ?

Le marchand fait soudain un pas de plus vers lui et Olivier frappe du plat de son épée pour se protéger. Le masque d’argent s’envole tandis que de longues mèches se libèrent du carcan.  

— Assassin ! hurle Olivier. Je suis là pour te…

— Oh, je le sais, coupe le marchand. Je m’y attends. Tu vas me tuer.

Olivier se fige. Cette voix ? Libérée de la contrainte du métal, elle surgit, aérienne, douce… féminine. Il écarquille les yeux. Le marchand se redresse lentement, écarte la chevelure qui masque son visage. Une femme… Une femme jeune, ravissante même, avec les yeux les plus bleus et les plus tristes qu’il ait jamais vus.

Il recule, comme foudroyé.

— Démon ! lâche-t-il d’une voix étranglée.

C’était cela, le dernier piège du marchand. De la sorcellerie. Revêtir les atours d’une séductrice pour lui faire baisser les armes. Mais c’est une illusion. Il n’est qu’un vieillard laid et bossu, tous l’ont affirmé.

— Tu te trompes, répond la femme en essuyant le sang qui perle à sa lèvre fendue. Ceci est ma véritable apparence.

Olivier ne s’est même pas aperçu qu’il avait prononcé ses dernières pensées à voix haute. Sa tête se vide, il vacille. Il n’a jamais tué de femme. Il se passe la main sur le visage et se découvre en sueur. Malgré toutes ses bonnes résolutions, il se sent flancher, se met à trembler. Mon Dieu, il est en train de trahir son frère, tous ceux qui avaient placé leur foi en lui.

— Je ne vieillis plus, continue-t-elle, c’est l’apanage de la fonction de marchand. Mais je ne suis pas immortelle.

Elle saisit la lame de son épée à mains nues.

— Alors, tue-moi, si tu t’en crois capable !

Il dégage violemment son arme, coupant la chair tendre de la paume. Il n’a pas fait tout ce chemin pour hésiter au dernier moment. Ce monstre n’a plus rien d’humain. Derrière cette apparence délicate se terre un marchand cruel et assassin. Il projette la lame droit devant et dans un instant suspendu, il lui semble qu’elle écarte les bras pour accueillir cette ultime embrassade. Ses doigts fins se posent sur ses épaules comme si elle voulait le retenir une dernière fois et son regard le transperce aussi douloureusement que l’épée la traverse.

Lentement, elle s’effondre. Sans un cri, sans un mouvement de défense. Ses mains quittent ses épaules, glissent le long de ses bras pour s’affaisser au sol. Elle repose sur le côté et sa respiration se fait sifflante. Tout est déjà fini, sans même un vrai combat, mais les tremblements qui ébranlent Olivier ne cessent pas. Où est son sentiment d’achèvement ? Où est sa victoire ? Pourquoi est-il aussi dégoûté de lui-même ?

Les lèvres de la jeune femme remuent. Il lâche son épée devenue inutile et se met à genoux pour recueillir ses derniers souffles.

— Moi aussi, il y a si longtemps… j’ai tué le précédent marchand de cauchemars, murmure-t-elle d’une voix hachée. Et j’ai pris sa place comme tu prendras la mienne.

— Jamais ! Nous n’avons rien en commun. Rien ! Vous êtes une aberration de la nature !

Il se recule, écœuré, mais les doigts en sang agrippent sa chemise.

— La Nature a ses contradictions contre lesquelles tu ne peux lutter. Et mon rôle… ton rôle bientôt… est de maintenir cette contradiction.

— Tes cauchemars terrifient les gens ! Jamais je ne m’abaisserai à…

— Je crée des cauchemars effrayants… pour sauver les hommes d’une réalité plus effrayante encore. Je ne suis qu’une marchande… notre échange est équitable. Je leur vends mes cauchemars en échange de leurs souvenirs les plus terribles. Je les sauve de la folie, je brise leurs entraves. Je leur offre la résilience.

— Tes cauchemars ont failli tuer mon frère !

— Ma puissance a ses limites. Si…

Sa voix se brise, son existence n’a plus que quelques poignées de minutes.

— …Si l’événement est léger, je permets au rêveur d’oublier la dureté de son épreuve. Le souvenir de la réalité se mêle à celui du rêve. C’est ce qui t’est arrivé… C’est ce qui a permis que tu ne sois pas paralysé par la peur à la vue de l’eau malgré ton accident.

Elle fait de nouveau une pause et prend une inspiration douloureuse. Son visage est si pâle.

— Mais parfois, je ne peux pas effacer le trauma. Je peux seulement faire en sorte que le cauchemar soit tellement insupportable que l’individu ou l’entourage s’en aperçoit… Qu’ils se posent des questions. Qu’ils arrivent à mettre le doigt sur le problème. Et qu’ils le règlent.

— Balivernes, crache Olivier. Tu crois m’apitoyer, mais c’est trop tard pour toi.

— J’ai fait ça pour vous aider… J’espère que cela…  sera moins douloureux pour toi.

Olivier secoue la tête, incrédule. Les yeux de la jeune femme, déjà voilés, se ferment. Un tintement cristallin surgit autour d’eux, sans qu’Olivier n’arrive à en localiser l’origine.

— Il m’appelle… mon dernier client. Mon ami, aide-moi. Je veux que tu y assistes…

Elle lui saisit la main avec une vigueur surprenante et il plonge dans un sommeil éveillé.

Tout est noir autour d’eux, Olivier ne voit ni murs, ni ciel. Il a perdu ses repères, il ne peut même pas dire s’ils sont à l’intérieur ou à l’extérieur. Pourtant, il aperçoit parfaitement les deux personnes devant lui, comme en plein jour. Le rêveur est beaucoup plus petit qu’elle. La marchande de cauchemars s’est agenouillée pour être à sa hauteur, mais il voit la souffrance déformer ses traits, alors qu’elle ne porte plus son masque. Il s’approche. Puis se fige.

— …encore cette nuit, sanglote le petit rêveur. C’est pas toutes les nuits, mais je sais qu’il vient au moins une fois par semaine. Il m’a fait jurer de ne rien dire à papa et maman…

Olivier ferme les yeux pour retenir les larmes. Il connaît cette voix.

L’enfant pleure violemment, mais le ton chaleureux de la marchande de cauchemars le calme petit à petit. Désemparé, Olivier presse ses paumes sur ses paupières, gémit doucement.

 

Une éternité plus tard, le jeune homme rouvre les yeux. Il est de retour dans la salle du trône. Son regard traîne lentement autour de lui. L’enfant a disparu, le corps de la marchande repose, sans vie, à ses pieds. Il est tout seul dans l’immense palais. La colère l’a quitté.

Il n’a plus le choix.

Il se penche et ramasse le masque.

Puis l’enfile.

Elle Guyon – 2014

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