Le Parc

Si seulement les souvenirs les plus cruels pouvaient disparaître aussi facilement que ce soleil, bouffé petit à petit par les nuages… Perdu dans ses pensées, Maxime observait le ciel changeant et menaçant, en attendant ses amis d’école.

—  Maxime, t’es enfin là !

Surpris, il tourna la tête en direction de la voix aigüe. Une petite fille blonde trotta vers lui et se jeta brutalement à son cou en riant.

— Oh, Maxime, je suis tellement contente !

Il la rattrapa de justesse en étouffant un juron. Excitée comme une puce, elle se retourna et appela son frère avec de grands gestes.

— Hé, Jérémy, rapplique vite ! T’avais raison ! Il est revenu !

Enfin réunis, les trois amis s’enlacèrent au milieu du bac à sable pendant de longues secondes. Ému, Maxime les embrassa tour à tour, refusant de les lâcher. Ses deux amis ne lâchaient rien et le serrèrent de plus en plus fort, au point de l’étouffer. Comme ils lui avaient manqué… Ils s’écroulèrent en fous rires dans le sable, et il se passa du temps avant qu’ils ne reprennent leur souffle. Enfin, ils s’assirent et se dévisagèrent en souriant, en silence.

— C’est dingue, soupira Maxime, vous avez pas changé, depuis le temps. Si vous saviez comme je suis content de revenir ici… de vous revoir enfin…

Maxime prit le temps de regarder tout autour de lui. Le parc d’enfants était comme dans ses souvenirs, petite enclave cernée d’une dizaine d’immeubles, immenses et ternes, dans lesquels ils avaient passé toute leur enfance. Tout le quartier était comme ça, triste et borné, avec des égouts bouchés en guise de rivières et des merdes de chiens qui avaient eu raison de la moindre fleur. Bref, zéro glamour, mais Maxime n’aurait pas voulu être ailleurs, pour rien au monde. Il se sentait enfin à sa place ici, en compagnie de ses deux meilleurs amis, après tant d’errance. Dans le parc, pas vraiment de vert non plus, à part quelques arbres pouilleux, car l’herbe et la terre avait été zappés par du plastique rougeâtre. Pourtant, c’était bien là qu’ils avaient passé les meilleurs moments de leurs vies, à l’abri de voisins fouineurs ou de parents au mieux alcooliques, au pire violents.

Jérémy se releva et prit la main de Maxime :

— Viens voir, la cabane est toujours là !

Cachée derrière des broussailles, pourrie par la mousse, la petite cabane jaune ne ressemblait plus à rien. Mais Maxime ne put s’empêcher de sourire en revoyant l’abri qui l’avait protégé quand ça craignait vraiment chez lui. Au fond du parc, un peu à l’écart des autres jeux — balançoires, tourniquet et bac à sable —, la cabane avait été le témoin privilégié de leurs rendez-vous clandestins, de leurs premières nuits à la belle étoile ou des rêves complètement déjantés. Toute une vie qu’ils avaient pu s’inventer loin des autres.

— Maintenant, les petits l’évitent complètement, expliqua fièrement Laura. C’est qu’on en a défendu l’accès depuis que t’es parti ! C’est à nous et rien qu’à nous. Même les parents ont la trouille d’y envoyer leur marmaille !

Elle marqua un temps d’arrêt puis ajouta d’une voix plus timide, en regardant ses pieds :

— Mais dis-moi, est-ce que t’es revenu pour de bon ?

— Ma sœur a pas arrêté de parler de toi depuis ton départ… On peut pas dire que nos adieux furent terribles, reprocha Jérémy en passant un bras protecteur autour d’une Laura rougissante.

Maxime la regarda tristement, puis releva la tête quand il sentit quelques gouttes de pluie s’écraser sur sa tête :

— Filez là-dedans, j’ai besoin de vous parler.

Il poussa les deux enfants qui se faufilèrent dans la cabane et les suivit avec peine, se sentant étrangement à l’étroit. Ils s’assirent côte à côte, face à l’entrée, alors que la pluie martelait doucement le toit.

— Mon père est mort, reprit Maxime, plus rien ne m’empêche de revenir ici avec maman. Vous pouvez pas savoir à quel point ça a été dur, à l’internat.

Il s’arrêta, ne sachant comment continuer. Il n’avait jamais été très à l’aise avec les mots. Laura lui pressa la main en souriant et il se retourna vers elle, osant à peine croire en ses propres paroles.

— Mais oui, je suis revenu pour de bon.

— T’en fais pas, tu vas voir, tu vas vite reprendre tes habitudes ici, reprit Jérémy. Tous ceux que t’as connus sont encore là. Tu te rappelles madame Boulin ? Elle, je ne suis pas sûr qu’elle soit contente de te revoir !

— Oh non, comment j’ai eu trop la honte, ce jour-là ! s’exclama Laura. Vous, les garçons, vous avez détalé tout de suite en me laissant toute seule, et moi, je me suis fait prendre. J’ai dû nettoyer tous vos graffitis dégueulasses…

— Pfff, à l’époque, t’avais même pas sept ans, et tu croyais que tu pouvais suivre deux mecs fortiches comme nous ! Fallait bien qu’on te donne une leçon, ma petite sœur adorée, railla Jérémy.

— Bah, c’est pas toi que je suivais, de toute façon, marmonna Laura d’un ton boudeur.

Elle rajouta, malicieuse :

— N’empêche, je me suis bien vengée le jour où vous avez attendu toute une nuit dehors sur le balcon. Plus de poignée, ça a dû vous faire bizarre, hein ! Ah, je me rappelle comment vous avez paniqué… Et la raclée de maman le lendemain matin !

— Comment, c’était à cause de toi ?  s’exclama Maxime en se retournant vers elle. Tu le savais, Jérémy ?

— Hum, c’était moi qui lui avais montré le truc, j’aurais dû me méfier de cette petite fouine, dit-il en chatouillant le ventre de sa petite sœur.

— Ah non, arrête ! C’est de votre faute, fallait pas me laisser à l’écart ! pouffa-t-elle en s’effondrant sous les assauts de son frère.

Maxime se joignit à la bagarre et tous trois commencèrent à se chamailler en criant, qui de pincer, qui de gratouiller. Les bruyants éclats de rire résonnèrent dans l’espace confiné, plus forts que les lointains grondements de tonnerre. Ils se sautaient joyeusement dessus, s’alliant parfois à deux contre un puis changeant de camp au dernier moment, faisaient des cabrioles et roulaient dans l’étroite cabane.

À bout de souffle, ils s’arrêtèrent enfin et s’allongèrent sur le sol de la cabane, les uns à côté des autres. Le silence s’installa petit à petit, le temps que leur respiration reprenne un rythme plus calme. Maxime laissa ses jambes pendre par l’ouverture, un sourire béat sur son visage. Il essuya les larmes de rire qui avaient perlé à ses yeux, tandis que son regard errait sur le plafond de la cabane. Soudain, il se figea quand il remarqua un trou dans le toit. Ses sourcils se froncèrent tandis qu’il avait l’impression de manquer d’air. La cabane était trop petite et il eut l’impression que les murs se rapprochaient de lui. Il ferma les yeux.

— Moi non plus, je veux plus être séparé de vous, maintenant, laissa-t-il échapper, la gorge serrée, en posant sa main sur ses paupières. J’arrive pas encore à croire que vous ayez pu me pardonner…

— Nous sommes autant responsables que toi, chuchota Laura en se redressant sur ses coudes, ses cheveux blonds coulant sur ses épaules. Elle se mit à caresser doucement la joue de Maxime d’un doigt léger.

— Je ne sais plus qui a commencé à en parler, mais au final, nous étions tous d’accord pour nous retrouver ici, continua Jérémy, en posant sa tête sur ses bras croisés.

Maxime serra ses paupières encore plus fort et continua d’une voix rauque.

— C’était l’arme de mon père, c’est moi qui l’ai apportée ici. Je voulais tellement être adulte, faire comme un grand pour enfin leur échapper. Je n’avais aucune idée de ce que nous aurions pu faire avec, mais je me suis senti tellement puissant à ce moment-là…

— On était tous hypnotisés par ce pistolet, coupa Jérémy, le regard étincelant. Je voulais le tenir dans mes mains, Laura aussi. On était enfin quelque chose, quelqu’un, putain ! On pouvait tout faire et ils seraient tous à nos pieds à nous lécher les bottes ! On pensait tous pareil !

Laura échangea un regard complice avec son frère et acquiesça en souriant :

— On aurait peut-être dû se renseigner pour savoir comment ça marchait, mais on pouvait pas savoir qu’il était chargé, au fond. Tu sais, Maxime, je regrette rien, ajouta-t-elle, rêveuse, parce qu’on a partagé un truc rien qu’à nous, qui nous lie à la vie, à la mort. Et ça, personne ne peut nous le retirer. C’est ce qui compte le plus pour mon frère et moi. On est devenus inséparables, tous les trois, et c’était mon rêve le plus cher. Il n’y a jamais eu à pardonner, Maxime, car on sait que c’est pas ta faute. Tu n’es pas coupable.

Un bruit soudain les fit se retourner. La pluie s’était arrêtée et le soleil n’était pas encore couché. Maxime se redressa et s’assit sur le bord de la cabane. Un jeune garçon d’une dizaine d’années arriva en courant, l’air contrarié. Essoufflé, il s’arrêta près de Maxime :

— Monsieur, vous devriez pas être là ! Vous pouvez pas rentrer là-dedans, c’est pas pour les adultes. C’est écrit sur le panneau là-bas, c’est pour les enfants, ici, c’est à nous !

Il se pencha et regarda à l’intérieur de la cabane :

— Et vous parlez tout seul en plus ?…

L’enfant se figea soudain en dévisageant l’intrus.

— Hé, monsieur, tu pleures ?

Elle Guyon – 2012

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